Aux États‑Unis, les géants de la tech (Big Tech) déploient une opération de lobbying massive pour freiner toute initiative législative étatique sur l’intelligence artificielle. Google, Microsoft, Amazon et Meta se mobilisent via l’association professionnelle Incompas pour imposer un moratoire national de dix ans, empêchant les États de réglementer l’IA individuellement. Derrière cette offensive se joue un enjeu majeur : le contrôle et l’exploitation des données massives servant à entraîner ces systèmes, amont essentiel de la propriété intellectuelle générée par l’IA. Leur objectif ? Préserver un environnement favorable au développement de modèles propriétaires, tout en freinant toute remise en cause de leurs pratiques de collecte massive de données.
Une barricade législative au service de l’appropriation des données
Moratoire fédéral de dix ans : un filet de sécurité pour les Big Tech
Les entreprises du GAFAM se sont alliées autour de l’association Incompas, qui représente les intérêts d’entreprises du numérique, du streaming et des télécoms. Elles ont réussi à faire inscrire dans le projet de loi budgétaire de la Chambre des représentants une clause instaurant un moratoire de dix ans interdisant aux États de voter leurs propres lois sur l’intelligence artificielle. Cet article, surnommé le plan « One Big Beautiful », vise à éviter un paysage législatif fragmenté où des États pourraient imposer des restrictions sur la collecte, le traitement ou l’usage des données à des fins de formation de modèles propriétaires.
Propriété intellectuelle : enjeu crucial derrière le lobbying
Ce moratoire garantit aux géants du numérique la possibilité de continuer à accéder à des volumes considérables de données, souvent sans rémunération ni consentement clair des détenteurs des contenus. Or, la formation des modèles d’IA repose jusqu’à présent sur ces gigantesques corpus – œuvres, textes, images, vidéos – dont les créateurs et ayants droit ne perçoivent souvent aucun retour économique. En se prémunissant contre la régulation étatique, les plateformes protègent le statu quo, qui leur permet de revendiquer et monétiser la propriété intellectuelle générée par leurs algorithmes, sans partage équitable.
Le bras de fer politique : innovation contre encadrement
La fragmentation à éviter et la concurrence technologique
Les défenseurs du moratoire – dont Chip Pickering pour Incompas – avancent que permettre à chaque État d’adopter ses propres règles créerait un « patchwork » légal, gênant l’innovation et désavantageant les États-Unis dans la compétition mondiale contre la Chine. Cet argument est notamment repris par certains sénateurs républicains, comme Thom Tillis : « si l’on se retrouve soudainement avec 50 cadres réglementaires différents, comment une personne sensée pourrait ne pas comprendre que cela constituera un obstacle ».
Des oppositions au sein même du parti républicain
Cependant, le projet divise dans le camp conservateur. Marjorie Taylor Greene dénonce une violation des droits des États et regrette que le contenu du texte n’ait pas été examiné avant le vote. La sénatrice Marsha Blackburn refuse de cautionner un texte qui entrave la protection des droits d’auteur locaux, citant en exemple des initiatives comme la loi du Tennessee encadrant l’utilisation non autorisée de contenus protégés. Cette opposition dénote la tension entre souveraineté étatique, protection de la propriété intellectuelle et doctrine du laissez-faire technologique.
En tentant d’imposer un moratoire de dix ans sur toute régulation de l’IA au niveau étatique, les géants du GAFAM cherchent à consolider leur contrôle sur un actif stratégique : les données massives et la propriété intellectuelle qui en découle. Cette initiative traduit une volonté politique et économique de préserver un modèle de développement basé sur l’exploitation non régulée de contenus générés par autrui.
Le texte en cours d’examen prévoit une interdiction de lois spécifiques à l’IA édictées par les États pendant dix ans, assortie de sanctions financières (réduction de fonds fédéraux destinés aux infrastructures numériques locales) pour les réfractaires. Les grandes entreprises pourront ainsi continuer à collecter et valoriser les données à leur guise, sans engagement formel envers les titulaires des droits ou la mise en place de mécanismes de partage des retombées.
Cette offensive soulève plusieurs interrogations : jusqu’où une régulation nationale peut-elle garantir ou aliener la propriété intellectuelle ? Serait-il possible d’introduire, dans le moratoire, des dispositions garantissant une rémunération équitable pour les créateurs dont les contenus alimentent ces modèles ? Sur le plan international, la régulation européenne – via les accords de 2026 sur l’IA – impose déjà une forme de responsabilité des acteurs ; les États-Unis devront décider s’ils suivent une logique comparable ou s’ils optent pour un contrôle plus strict du capital collectif que représentent les données et la propriété intellectuelle afférente.